French Reportage about " So Beautiful Or So What"

 

 

                                                                                                                            

[INTERVIEW] Paul Simon se livre à Telerama

Soyez honnêtes. Qui n’a pas un jour été touché en plein coeur par une chanson de Simon & Garfunkel ? Par ces harmonies vocales angéliques, ces petits miracles de douceur mélancolique et de raffinement que sont “Sound of Silence” ou “Bridge over Troubled Water” ? Le duo n’aura duré que cinq ans, de 1965 à 1970. Les deux hommes se sont parfois retrouvés sur scène, notamment l’été 1981 lors d’un concert historique donné à Central Park devant 500 000 personnes. Mais les chemins de ces amis d’enfance, qui avaient fait leurs débuts lors des fêtes de leur école de Forest Hill, se sont séparés depuis quarante ans. Paul Simon a mieux surmonté le divorce, occupant régulièrement le haut des hit-parades. La deuxième moitié des années 1970 a été plus difficile, mais en 1986 il a triomphé à nouveau avec “Graceland”, réalisé en Afrique du Sud avec des musiciens locaux. Cette ouverture vers les musiques du monde, qu’il confirmera avec ses deux enregistrements suivants, avait en fait été amorcée dès 1972 avec “Mother and Son Reunion”, une chanson de son premier album solo. Et voici qu’avec “So Beautiful or So What” Paul Simon, 69 ans, confirme qu’il demeure un des plus grands songwriters de tous les temps. Ne serait-ce que pour le chef d’oeuvre “Questions for the Angels”, ce disque, lumineuse synthèse d’une vie de chansons, du doo wop de son enfance aux musiques afro-américaines en passant par le folk des années 1960, fera date.

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« Si on ne meurt pas et qu'on parvient à ne pas sombrer dans l'oubli, on devient une légende vivante », déclarait récemment Paul Simon, faux modeste, comme si son statut rare était à la portée de n'importe qui. Tout le monde n'a évidemment pas écrit des airs qui sont devenus, bien plus que des tubes, des standards universels. Ces chansons, The Sound of silence, Mrs Robinson ou The Boxer, fredonnées et adaptées à travers la planète, Paul Simon les a composées alors qu'il était le moteur et la tête pensante de Simon & Garfunkel, duo folk virtuose aux harmonies célestes qui implosa en 1970.

Depuis, Paul Simon, contemporain de Bob Dylan - il aura 70 ans cette année -, n'a cessé d'avancer, d'enrichir son prodigieux répertoire, d'élargir son champ musical sans frontières. Le plus new-yorkais des auteurs-compositeurs s'est frotté aux cultures d'ailleurs, de la Jamaïque au Brésil en passant par un rendez-vous historique avec l'Afrique du Sud pour son chef-d'oeuvre en solo, Graceland. Avec, comme fil rouge, son don vertigineux pour la mélodie, son chant d'une limpidité inouïe, sa science du texte ciselé, drôle, sensible et brillant. Alors que les 40 ans du monumental Bridge over troubled water se voient célébrés par une luxueuse réédition, Simon publie un nouvel album, So beautiful or so what, qui ne pâtit pas de la comparaison. Rencontre avec une légende vivante, donc.

Cinq ans après Surprise, album expérimental enregistré avec Brian Eno en 2006, on n'imaginait pas vous voir revenir avec un album d'une telle fraîcheur et d'une telle vigueur...
Avec le temps, on pense toujours que chaque disque sera le dernier. Et puis, petit à petit, le processus créatif redémarre. Cette fois, j'ai repris ma guitare. Je n'avais pas fait ça depuis longtemps. Avec Graceland, dans les années 1980, je me suis mis à bâtir mes chansons à partir de schémas rythmiques. En fait, j'ai retrouvé la manière dont je composais dans les sixties. A l'arrivée, So beautiful or so what m'apparaît comme la récapitulation de mon drôle de parcours musical.

“J'ai mis du temps à comprendre
que c'était déjà pas mal
de pouvoir soulager les gens.”

En 1969, vous exprimiez vos doutes sur la nécessité ou votre capacité à terminer Bridge over troubled water alors que « le monde était en train de s'écrouler » - la guerre du Vietnam, notamment, faisait rage... Vous pensez que les choses vont mieux aujourd'hui ?
Pas du tout. Je pense que le monde est dans un bien pire état qu'à l'époque. La différence est que je me sens moins impuissant. Je sais désormais ce que je peux faire, quelle utilité j'ai. Je ne peux pas changer le monde, mais il semble que j'ai quand même le don d'écrire des chansons qui font du bien à certaines personnes. Des chansons sincères, honnêtes, pas juste des produits commerciaux, qui apportent un écho ou un éclairage à nos existences. J'ai mis du temps à comprendre que c'était déjà pas mal de pouvoir soulager les gens.

Votre père était musicien professionnel. Mais il ne souhaitait pas trop vous voir suivre son exemple...
Ce qui ne fait pas de moi le roi des rebelles pour autant ! Il désapprouvait, certes, mais ne m'aurait jamais contraint à quoi que ce soit. Il redoutait que je connaisse la même vie que lui, pas très reluisante. Toujours dans l'attente d'un cachet, à travailler chaque week-end et les jours fériés. Ma mère se retrouvait souvent seule. A 50 ans, il a décidé que ça suffisait, que ce métier n'en était pas un, qu'il ne rendait personne heureux, ni lui ni sa famille. Alors, il a repris des études pour obtenir un doctorat en linguistique. Il a terminé sa carrière comme professeur d'université, à former d'autres professeurs à enseigner la lecture... Du coup, je suis allé à l'université moi aussi, où j'ai étudié la littérature anglaise. Ma passion était la musique, le rock'n'roll, mais je ne me voyais pas entrer en conflit avec eux là-dessus.

Ce qui ne vous a pas empêché de percer dans la musique particulièrement tôt. En 1957, vous décrochez votre premier succès, déjà avec Art Garfunkel, sous le nom de Tom & Jerry...
Art et moi étions déterminés. On s'est connus à 11 ans et, instantanément, notre amour commun du rock'n'roll nous a happés et soudés. Instinctivement, on s'est mis à chanter ensemble, puis très vite à écrire nos propres chansons. Aujourd'hui encore, ça me paraît toujours aussi incroyable, cette assurance, cette certitude. Ecrire des chansons me semblait tout à fait naturel, et comme, dès mes 16 ans, l'une d'elles, Hey, schoolgirl, est devenue un hit, je me suis dit que j'avais soit une chance immense soit un vrai don. Je n'avais pas de raison de m'arrêter. Imaginez, vous écrivez une petite chanson avec votre meilleur ami, vous l'enregistrez, vous l'entendez à la radio, vous passez à la télé ! Art et moi, on est devenus du jour au lendemain les héros de notre lycée.

Après ça, les succès se sont raréfiés...
Oui, et c'est peut-être ma chance. Car, pendant des années, j'ai pu perfectionner mon art. J'ai composé des dizaines de chansons pour d'autres ou que j'enregistrais moi-même sous des pseudos divers. Certaines rencontraient un petit succès. Et puis je travaillais pour des éditeurs qui me faisaient enregistrer des démos pour les chansons qu'ils cherchaient à caser. J'étais un adolescent avide d'apprendre, je jouais de la guitare, de la basse, je chantais juste, je savais même faire des harmonies en doublant ma voix. Je n'étais encore qu'un gamin qui vivait chez ses parents et allait au collège, mais je gagnais déjà bien ma vie !

Ensuite, mes études finies, après avoir enregistré un premier album avec Garfunkel, en 1964, qui n'a pas marché, je suis parti à Londres me nourrir de la scène folk britannique, qui me fascinait. J'ai pu perfectionner mon jeu de guitare auprès de musiciens comme Bert Jansch ou Davey Graham. Alors que j'étais là-bas, le producteur de notre album, Tom Wilson - l'homme qui avait produit les premiers Dylan -, a ajouté un arrangement et une orchestration à The Sound of silence et... je suis rentré aux Etats-Unis pour cinq années de triomphe artistique et commercial ininterrompu avec Art.

“Vous ne pouvez pas imaginer la minutie,
la passion que l'on mettait
dans chaque arrangement, chaque choix d'instrument.
C'était une époque folle...”

On a toujours dit que vous faisiez tout et qu'Art se contentait de chanter...
Art a beaucoup apporté à mes chansons. Gamins, on écrivait vraiment à deux, mais, ensuite, j'étais effectivement le compositeur et l'auteur. Mais il avait une écoute incroyable - j'avais une confiance totale dans son jugement -, et cette complicité, cette complémentarité vocale unique que l'on a mis des années à mettre au point. Au départ, nous nous étions modelés sur un duo de doo-wop qui s'appelait Robert & Johnny : l'un chantait le lead, l'autre harmonisait par-dessous. Ensuite, il y a eu les Everly Brothers, et c'est à partir de là qu'on a vraiment développé notre style, on a appris à marier nos voix à la perfection. Nous y passions des heures et des heures, travaillant chaque mot, chaque son, chaque intonation. Aujourd'hui encore, pour peu que la voix d'Arty soit en forme - hélas, ce n'est pas le cas en ce moment -, l'alchimie revient vite.

L'album Bridge over troubled water a marqué l'histoire de la chanson. Non seulement parce qu'il contient tant de classiques - la chanson-titre, The Boxer, Cecilia, El cóndor pasa... -, mais parce que c'est aussi un bijou d'orchestration, d'arrangements, un vrai travail d'orfèvre...
En tout cas, Roy Halee, qui a travaillé sur tous nos albums de 1966 jusqu'à la fin, n'avait rien à envier à George Martin, le producteur des Beatles. Une oreille exceptionnelle, un vrai perfectionniste. J'ai trouvé en lui un jumeau. Il m'a enseigné la patience, le plaisir d'aller jusqu'au bout d'une idée. Le studio, avec lui, était un vrai laboratoire. Vous ne pouvez pas imaginer la minutie, la passion que l'on mettait dans chaque arrangement, chaque choix d'instrument. C'était une époque folle... Derrière les Beatles et les Beach Boys, qui se surpassaient à chaque nouveau disque, il y avait un devoir de faire sinon mieux, au moins aussi fort.

En 1970, Simon & Garfunkel se séparent, fâchés, brouillés, comme les Beatles. C'est vraiment la fin d'une ère...
Dans les sixties, tous ces artistes formaient une communauté assez resserrée qui s'observait, s'épiait. Je ne les connaissais pas tous bien à l'époque, mais, avec le temps, on a fini par se croiser, se rapprocher... comme des anciens combattants. Les Beatles, les Stones, Dylan, les Beach Boys et nous... On était très conscients des autres, de ce qu'ils faisaient. Les Beatles rivalisaient avec les Beach Boys, les Stones et Dylan se livraient une étrange compétition. C'est l'époque où Dylan aurait dit à Keith Richards : « J'aurais pu pondre Satisfaction, mais vous, vous n'auriez jamais été capables d'écrire Like a rolling stone. » On avait tous à peu près le même âge, l'émulation et la rivalité étaient intenses. C'était vrai aussi au sein même des groupes, entre moi et Garfunkel comme chez les autres. C'est ça qui a mené à l'explosion : les conflits d'ego et la pression insupportable de faire toujours mieux. Je savais, après Bridge over troubled water, que l'on ne pourrait pas se surpasser. C'est pour ça qu'il n'y a jamais eu de nouvel album de Simon & Garfunkel. Il fallait que je suive ma propre route.

“Art et moi étions inondés
de lettres haineuses sur le registre de
‘L'Amérique, on l'aime ou on la quitte‘”

On a gardé de vous l'image de deux gentils garçons propres sur eux. Pourtant, à l'époque, en Amérique notamment, vous suscitiez, par vos textes, des réactions très hostiles, vous étiez même considérés comme des traîtres...
En fait, il y a eu cette émission spéciale à la télé, Songs for America, dans laquelle on déplorait à quel point l'Amérique s'était éloignée des principes et des idéaux qui l'avaient fondée. Les interventions au Vietnam ou en Amérique du Sud... Art et moi étions inondés de lettres haineuses sur le registre de « L'Amérique, on l'aime ou on la quitte ». Notre discours humanitaire était considéré comme antipatriotique. Sinon, on n'a jamais eu une image de rockers décadents, mais ça nous arrangeait bien. Parce que nous n'étions pas en reste côté excès. Du coup, on était tranquilles ! Je ne pense pas qu'on avait une image clean non plus, juste pas d'image du tout. On ne savait rien de nous. Il n'y avait que la musique et les chansons.

<p>Dans le Connecticut en mars 2011.</p>  <p>Photos: Henry Leutwyler pour Télérama</p>

Dans le Connecticut en mars 2011.

Photos: Henry Leutwyler pour Télérama

Elvis et Dylan, des modèles ou des antimodèles ?
Tant qu'il était aux studios Sun, à ses tout débuts, Elvis était mon idole absolue. Pour autant, je me souviens m'être dit, à l'âge de 14 ans, qu'il serait impossible de lui arriver à la cheville et m'être juré du coup de m'exprimer dans un style le plus éloigné possible du sien. Je n'ai jamais voulu être un imitateur. Quand Dylan est arrivé, il s'est passé la même chose. Je n'ai jamais compris tous ces artistes qui ont fait du sous-Dylan. Bob Dylan est l'homme qui a fait basculer la pop, au niveau du texte, dans l'âge adulte. Tout comme les Beatles pour le son. C'était de loin les plus intéressants et novateurs. Mais il n'était pas question pour moi de copier l'un ou les autres. De toute manière, Dylan et moi, même si on a le même âge, nous venons de deux cultures très différentes. Je sors d'un environnement urbain, j'ai grandi en entendant à la radio des musiques urbaines. Dylan, lui, est le pur produit d'une petite ville du Midwest. Son modèle était Woody Guthrie. Moi, je me suis nourri à la source des Everly Brothers, de Sam Cooke...

Vous avez déclaré n'avoir assumé votre statut d'artiste que la quarantaine passée. Jusque-là, vous étiez très mal à l'aise avec ce terme...
C'est venu avec Graceland, il me semble. Mais ce rapport particulier au statut d'artiste remonte à mon éducation, à l'environnement dans lequel j'ai grandi. J'étais le plus branché de ma bande parce que mon père était musicien. Les autres parents, comme ceux d'Art, étaient des comptables, des commerciaux, des commerçants. Mes deux oncles étaient bouchers. Mais mon père ne se considérait absolument pas comme un artiste. Comme tous ceux qui avaient grandi pendant la Dépression, il travaillait pour gagner sa vie et c'est tout. Plombier ou musicien, c'était pareil, on espérait juste qu'on aurait besoin de vous. Se prétendre artiste était prétentieux. Moi, je n'ai accepté l'idée que le jour où j'ai compris qu'être artiste n'impliquait pas forcément d'avoir du talent. Ce n'était que la définition d'un certain tempérament : on ne peut s'empêcher de créer, d'inventer. Comme un besoin irrépressible.

“J'ai l'impression d'être plus proche
que je ne l'ai jamais été de mes sentiments,
de mes émotions. Ce qui compte
devient enfin évident.”

Ces concerts que vous faites régulièrement avec Garfunkel sont-ils un besoin de revisiter le passé pour mieux vous projeter dans le présent ?
C'est assez étrange, effectivement. Je ne vois pas qui d'autre fait la même chose. Pour Paul McCartney, ce n'est pas une option, vu que les deux autres, John et George, sont définitivement indisponibles. Mais je sais que s'ils étaient encore tous en vie les Beatles auraient rejoué ensemble. Ils n'auraient pas pu résister. Le défi, la tentation, l'attraction sont trop puissants. Tant que la voix d'Art tiendra le coup, je peux reprendre ce répertoire des sixties qui paraît intemporel, toujours vivant, pertinent.

So beautiful or so what est le titre de l'album et d'une chanson. On dirait une devise ou une épitaphe...
C'est la dernière chanson que j'ai écrite pour l'album. Mais lorsque j'ai pris mon carnet au début de ce projet, ce sont les premiers mots qui me sont venus : « La beauté absolue, ou à quoi bon ? » Il y a beaucoup d'amour dans ce disque. Je réalise que j'ai la chance d'être particulièrement heureux depuis plus de vingt ans. C'est un sentiment qui croît avec l'âge. Peut-être qu'un jour ça s'évapore, qui sait ? Mais j'ai l'impression d'être plus proche que je ne l'ai jamais été de mes sentiments, de mes émotions. Ce qui compte devient enfin évident. Quand on est jeune, notre écriture est forcément plus maladroite. D'abord parce qu'on ne maîtrise pas encore la technique. Surtout, on manque d'expérience, on n'a pas assez vécu. On est persuadé que nos idées sont neuves et fraîches, elles le sont rarement. Mais c'est normal d'être arrogant et prétentieux quand on est jeune. A un âge avancé, ça devient pathétique. Et impardonnable.

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Propos recueillis par Hugo Cassavetti

Télérama n° 3196